09 août 2006

Tokyo 2 (suite et fin)

Tokyo 2 (suite)


- Shinjuku, un nom imprononçable, mais un des endroits emblématiques de Tokyo. On s’en approche tout doucement avec notre minibus, on doit être à 2 ou 3 minutes, c’est la grande gare de la ville, et d’ailleurs, la plus grande gare du monde. Chaque jour, un véritable tsunami de banlieusards l’envahit : 2 000 000 d’employés de bureau, les salarymen transitent ici, tous en costume sombre et chemise blanche. C’est l’une des images fortes de Tokyo.
Elle laisserait à penser que les Japonais ne vivent que pour le travail.
Mais une image qu’il faut désormais tempérer parce que, aujourd’hui, de nombreux jeunes se rebiffent, ils choisissent des petits boulots plutôt qu’une belle carrière. Les freeters - c’est comme ca qu’on les appelle -, ils seraient 4 millions au Japon. Sébastien Behr a rencontré l’un d’eux.

- Planté derrière le comptoir d’un magasin de vêtements, un bérêt vissé sur la tête, Shinichiro, 21 ans, range ses affaires. Dans quelques heures, il ira mixer des disques dans une discothèque de Fukuoka. Tour à tour imprimeur, cuisinier, croupier, caviste, Shinichiro a une devise : jamais plus de 3 mois au même endroit. "Je ne pourrais pas supporter de vivre seulement pour mon travail, je ne veux pas sacrifier ma vie pour une entreprise. Souvent les salariés n’aiment pas vraiment leur emploi. Ils passent leur vie devant un ordinateur,et ça, ça ne m'intéresse pas du tout."

Signe de l’engouement des jeunes pour les petits boulots, les magazines spécialisés dans les offres d’emplois précaires se sont multipliés.
Deux fois par semaine, From A propose 500 pages d’annonces, Kenta Inoue, le rédacteur en chef :
" Les emplois sont classés dans différentes rubriques : jobs l’on gagne bien, jobs dans des endroits luxueux. En attendant de trouver le travail de leurs rêves, ces jeunes veulent un boulot sympa et qui ne les dévorent pas."

Pour ces jeunes, leurs parents fatigués par des années de dévouement pour leur entreprise sont devenus des contre-modèles. Mais, dans une société où la culture du travail est forte, les freeters et leurs familles sont parfois montrés du doigt.

" Ma fille a été coiffeuse, employée dans un grand magasin, en ce moment, elle travaille chez un dentiste. J’aimerais qu’elle trouve un emploi qui lui permette de gagner sa vie, et puis, c’est vrai, j’aimerais aussi pouvoir dire que mes enfants ont un travail fixe.

Inquiet de l’ampleur du phénomène, le gouvernement Nippon tente de convaincre que les freeters n’ont pas d’avenir, mais ses mises en garde sont vaines : l’année dernière, un jeune sur cinq est devenu freeter.

- Atsushi Nakajima, (je rappelle que vous êtes économiste), vous comprenez, vous, ces jeunes ?
- Euh... C’est difficile à comprendre, puisque ce sont pas... en fait des vrais chômeurs.
- Ces freeters, ce n’est quand même pas le signe que quelque chose ne fonctionne pas bien dans le système japonais ?
- Oui, vous avez raison. Si les freeters ne sont pas des chômeurs, qu’est-ce qu’ils sont ? C’est ça le problème et on a dit d’abord que sont des personnes qui ont un but et qui ne se sont pas encore réalisés, on ne sait pas vraiment ce qu’ils veulent réaliser.

- Mais vous, vous êtes un jeune quinquagénaire, vous trouvez qu’il y a un risque pour l’économie, tous ces jeunes qui ne rentrent pas dans le système ?
- Oui, oui, il y a un grand risque pour l’économie. Tout d’abord, ce qu’ils gagnent,(c’est le problème), puisqu’ils gagnent le plus quand ils ont dans les âges de 20 ans, ils gagnent moins dans les âges de 30 ans, etc, etc, ce qui veut dire que, ils n’ont pas les moyens de se marier ni d’avoir des enfants.
Ça c’est une chose et une (=l') autre chose, c’est que comme le Japon est un pays où la population est en vieillissement, le problème c’est que nous avons besoin d’utiliser comme main d’oeuvre ces jeunes, mais que la plupart de ces personnes ne veulent pas participer au travail.

- Alors, on parlait des freeters et de leurs petits boulots, le marché du travail, lui, se porte bien, Sophie Parmentier, le chômage, le taux de chômage, est au plus bas depuis 7 ans, Sophie ?
- Oui, le taux de chômage (le Shitsugyouritsu en japonais) s’élève aujourd’hui à 4,1 %, ça fait déjà 3 ans qu’il baisse sans cesse et la dégringolade devient de plus en plus spectaculaire. Ainsi en un an à peine, le gouvernement de Junichiro Koizumi a réussi la performance de faire chuter de plus de 10 %, le nombre de chômeurs alors que la population active est restée stable.
Aujourd’hui, sur le marché du travail japonais, il y a 104 offres d’emplois pour seulement 100 demandes. Les entreprises sont du coup tentées d’augmenter les salaires pour attirer les nouvelles recrues qui leur font défaut.
C’est une véritable aubaine pour les syndicats qui ont d’ailleurs profité le mois dernier de la rentrée des jeunes diplômés sur ce marché de l’emploi pour négocier des hausses de salaires : revendication satisfaite, ça faisait 4 ans que les salariés japonais ne gagnaient pas un yen de plus.
- Mais finalement, quand même, est-ce que cette embellie, Sophie, n’est pas fragile ?
- Si, le gouvernement est d’ailleurs le premier à la reconnaître. Il prévient qu'elle ne va peut-être pas durer et, du coup, les plus grandes entreprises restent au fond assez inquiètes. Ainsi en mars, leur indice de confiance - le tankan(たんかん)? - a reculé contre toute attente. Et puis il faut dire que le "shushin koyou", l’emploi à vie, n'est plus une règle : 35 % des salariés sont aujourd'hui en contrat à durée déterminée, beaucoup redoutent les licenciement. Ici lorsque vous perdez vote emploi, vous ne percevez que 60 % de votre salaire pendant 6 mois, au mieux.
Récemment Fujifilm a annoncé la suppression de 100 000 postes au Japon pour une délocalisation de sa production d’appareils photo numériques en Chine.

- Atsushi Nakajima, les délocalisations, au Japon, ça vous inquiète ?
- Euh, ça m’a inquiété il y a quelques années, mais en ce moment je pense que la délocalisation est quasiment terminée (=les délocalisations... sont).
- Et la fin de l’emploi à vie, c’est quelque chose qui également inquiète un peu les Japonais ?
- Oui, surtout les personnes (=les) plus âgées, puisque l’emploi à vie consiste à payer moins pour les jeunes et à payer davantage quand ils ont davantage d'années (=quand ils ont plus d'ancienneté).
-Voilà, on poursuit notre route, on est arrivé à Shinjuku... Et pour le coup, ça roule pas si mal dans Tokyo aujourd’hui.

Dans 7 minutes, retour ici, où nous parlerons de la vie dans les entreprises, les très grandes et les très petites.